Questions de gastronomie

 

Billet d’humeur

de Jean-François Marchi  

 

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L’époque des gastronomes du pouvoir semble être révolue. Que ce soient le petit salé aux lentilles du Président Pompidou, les ortolans du Président Mitterrand à inhaler sous la serviette, la tête de veau avec langue et cervelle du Président Chirac, les raies au beurre noir des Présidents des IIIe et IVe Républiques qu’accompagnaient les tripes à la mode de Caen ou les lièvres à la royale suffisamment faisandés pour qu’on les déguste à la cuiller, tout cela est lettre morte devant le triomphe américano-patibulaire des hamburgers et des manchons de poulet. Cette déréliction ne provient pas que de la faiblesse de l’Europe mais d’une perte progressive de la tradition et des valeurs.

 

Jadis, ces messieurs du château donnaient l’exemple et avaient grand soulas à se régaler à la mode de leurs pères. Hélas, seule la télévision instruit aujourd’hui le quidam. Le principe de précaution habille de frais ce que jadis l’on nommait la lâcheté, sinon la pusillanimité. Quand on leur parle de tradition, nos maîtres n’en font plus un rapport à l’honneur, s’imaginant qu’il n’est question sous ce vocable que d’évoquer les modes vestimentaires. On se souvient de Louis Jouvet, acteur exemplaire aux antipodes d’un Bruce Lee français, laissant tomber dans une des dernières scènes du film Carnet de bal de Julien Duvivier, dialogues d’Henri Jeanson, rappelant sa jeunesse : « J’étais élégant moralement, je le suis resté vestimentairement. » Foin d’honneur aujourd’hui ! Mais foin de goût non plus ! Gouvernés à la hâte par une équipe désormais sans racine, les français se retrouvent au surplus à la diète. Et nous les Corses ? Il me revient aux narines les parfums de beignets de cervelle que préparait ma grand-mère. Ce plaisir nous est désormais interdit puisqu’on a proscrit la cervelle des étals des bouchers. Demain ce sera la rivia(1) qui disparaîtra de notre alimentation comme le casgiu merzu (2), les polpeti (3), les sangui (4), etc…

 

On le voit, le chemin est long et la pente est raide. La devise fière du Luxembourg « Wir bleiben was wir sind » qui veut dire, « Restons ce que nous sommes », est enseignante à plus d’un titre. Elle s’est donnée d’un petit peuple qui compte en Europe. La qualité de ses vins et de sa choucroute décore ce joli pays, jadis département des forêts du grand Empire de Napoléon, qui mérite doublement l’éloge. Tant qu’à faire des discours, celui qui émane du Président de la Commission Européenne, malgré les critiques fielleuses des jaloux de tout poil, illustre à la fois le bon sens et le véritable honneur qui est celui d’être soi-même.

Résumons-nous : à trop manger n’importe quoi on devient n’importe qui.

Savoir qui l’on est, conduit à savoir ce que l’on mange. Et enfin un peuple est composé à parts égales des vivants et des morts. Ce qui fait que ce bon roi Louis XVI, fils de qui mena notre conquête, demeure cependant membre de la communauté nationale, faute d’en avoir été chassé et c’est heureux, par le grand turc ou le roi des Hurons. Pour parler de Louis XVI avec un peu d’humanité, je préciserai que s’être arrêté chez Drouet, à Varennes pour manger des pieds de veau à la Sainte Menehould, fait présumer une humanité que n’avaient pas ses bourreaux. Je risquerai un dernier mot afin de défendre la cassolette de merles non vidés, cuits à la vuletta(5), les truites de moins de dix centimètres, (afin d’énerver ceux qui nous morigènent), et je conclurai en soutenant qu’on peut toujours se réconcilier avec nos maîtres en dégustant à leur santé un tablier de sapeur, large tripe de cochon coupée en triangle et frite dans son jus. Pour être entendu loin de chez soi, et plus encore à la tribune d’une instance internationale, il faut commencer par être respecté chez soi. C’est un privilège que l’on n’acquiert qu’avec les dents, en mangeant comme chez nous le pain des morts en leur compagnie morale. L’honneur d’un homme commence exactement là, savoir qui l’on est. Les rites ancestraux nous ramènent à la sacralisation du repas. C’est en perdant l’usage des repas familiaux, qui assurent la transmission orale des valeurs sociales, que l’on prépare l’avènement du plus profond désordre.

Ce n’est pas par hasard que le rite fondateur du christianisme s’illustre par la Cène. A méconnaître ces vérités profondes, on s’expose, si haut placé que l’on croit être, à illustrer la définition ridicule donnée par Jacques Lacan du Héros moderne « contraint d’accomplir des exploits dérisoires dans un état d’égarement ».

 

*Notes de bas de page

1/ La rivia (prononcer ri-vi-a) est une préparation du soir de noël faite ainsi : les abats d'un jeune cabri , cœur foie poumons qu'on appelle aussi la fressure,coupés en petits morceaux et embrochés dans une longue tige, salés, poivrés, ayant trempé dans une saumure au vin vieux vinaigré et huile d'olive. La broche est ensuite emmaillotée avec les boyaux du jeune animal lavés et relavés puis placée à 30cm d'un feu de bois où elle va rôtir une à deux heures durant pendant qu'on la retourne inlassablement en la mouillant avec la saumure où a trempé un bouquet garni. La préparation a duré la journée du 24 décembre et la cuisson loin du feu va débuter vers 10h ou 11h du soir à l'heure où la famille s'ébranle pour aller suivre la messe de minuit.

La rivia se mange en coupant les morceaux de la broche que l'on distribue à la famille et aux amis de retour de la messe.

 

2/ le casgiu merzu, littéralement "fromage pourri" : tomme de brebis ou de chèvre que l'on a laissé fermenter et qui s'est peuplée d'asticots minuscules que l'on appelle les "saltulleli"(en langue corse : les petits qui sautent) C'est un met rare et nous en sommes très friands Pour vous rassurer, à part quelques fous identitaires, les corses n'en mangent que la crème en poussant les vers sur le côté de l'assiette avec le couteau.

 

3 /Les polpeti: boules de viandes raclées et cuites au feu pour les officiants pendant la fabrication des saucissons.

 

4/ Les sangui : boudins tous chauds et délicieusement poivrés que l'on déguste le premier soir de la tuerie du cochon dans les premiers jours de décembre On tue le cochon en famille et on le charcute dans l'air vif. Je me souviens de mon excellent notaire de papa ayant quitté son étude de Paris pour cette cérémonie d'après noël que l'on appelle la Tombera ( la tuerie) où il s'essayait maladroitement mais joyeusement à faire le saindoux à la moulinette.

 

5/ La vuletta (prononcer la houlette) : c'est la joue du cochon, c'est charcuté comme la panzerta, mais c'est meilleur.