Oeuf

 

Oeuf  

 

Billet de Bénédicte Cartelier  

 

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L’œuf est accommodant. Ni salé, ni sucré par nature, on le mange cru ou cuit, chaud ou froid, extra-frais ou centenaire...

L’œuf salé (1) existe certes mais il n’est ni de poule, ni de chez nous tout comme le balut (2) ou l’œuf de cent ans (3).

 

Je pourrais tout aussi bien évoquer la rogue (4), les œufs de reptiles (5), de batraciens ou ceux des autres volatiles, la cane et la petite caille, le pluvier, le vanneau, le pigeon, la mère l’oie et l’insouciante autruche (6), même le paon (7), j’en oublie. Produit des femelles qui ne pondent pas, le lait comme l’œuf est multiple. Outre celui de vache, on boit le lait de femme, de jument, de bufflonne, de chèvre, d'ânesse, de truie et … de poule (8)! Ah le lait de poule ! hybride monstrueux né de l’accouplement contre-nature de la vache qui a vêlé et d’une poule ovipare ! Comment croire qu’une telle mixtion puisse jamais relever un moribond si ce n’est d’horreur ? Le jaune cru et le lait tiède, cru de même à n’en pas douter naguère. A moins que le rhum ne vienne mitiger l’amère potion.

 

Mais revenons à la poule et aux quelque deux-cent-cinquante œufs qu’elle pond en moyenne chaque année, l’équivalent de la consommation annuelle d’un ménage français. C'est comme si chacun de nous avait sa propre poule! Deux-cent-cinquante œufs quand il existe cinq cents, voire mille manières de les accommoder, si l’on en croît les vieux manuels de cuisine de nos (arrière-) grand-mères (9).

 

Car l’œuf peut être jardinier (mimosa), littéraire (Aladin), dramatique (Toupinel, Rachel, Almaviva,…), historique (Bernis), gastronome (Carême), musicien (Massenet), régional (en meurette), aristocrate (Chimay) ou populaire (cocotte)…

Et que dire de la cuisson de l’œuf ? A elle seule, elle requerrait une taxinomie tant les modes sont divers : dur, coque, mollet, poché, au plat, au miroir, tourné, frit, moulé, poêlé, brouillé, en omelette, sur le gril...

Mille façons et sans doute davantage.

 

Encore faut-il qu'il soit bien frais. Alexandre Dumas nous recommande de n'acheter les œufs qu'entre les deux Notre-Dame (10)... mais qui connaît encore le calendrier liturgique? Plus simplement, les plonger dans un verre d'eau et attendre... qu'ils ne remontent pas. Ou bien les casser un par un au-dessus d’un petit bol avant de les utiliser. Dans le doute, les jeter sans délai. En la matière, on marche sur des œufs…

 

Il serait dommage en effet de se priver d’une telle ressource. Mais moi, je n'aime que les « œufs meslettes », pourvu que le jaune soit bien mêlé au blanc. Il faudra que j’essaie un jour l'omelette blanche, sans moyeu (11) (ni noyau !), comme il y a des pizzas blanches, sans tomate ni fromage et des pâtes sans farine (12). Ou bien je préparerai une « omelette en douillette » (13) pour me réchauffer un jour d’hiver. Cela me rappellera peut-être les omelettes sucrées que préparait mon père en plat unique certains soirs : une omelette nature assez épaisse, salée normalement et sur laquelle il déposait en fin de cuisson (il la gardait mousseuse) un voile de sucre blanc. Peut-être s’inspirait-il des tartes au sucre de son enfance ?

 

En fait, j'aime moins les œufs que leurs mots: mirer un œuf (une opération devenue inutile depuis que les coqs ont été évincés des poulaillers modernes), écaler un œuf dur (au comptoir, bien meilleur que la coupelle de cacahuètes salées), ébarber un œuf poché (délicat), gober un œuf cru (à jeun, c’est excellent pour la santé)...

 

Et pour finir, pourquoi pas un menu « tout en oeufs » comme le suggère Menon dans ses Soupers de la cour (14)?

Pour ma part, je choisirai sans hésiter:

- des œufs à la Robert (servis avec la sauce Robert ?);

- des œufs en poupeton à la crème (à cause du nom);

- une « aumelette en beignets » (bien supérieure à mon avis à l’omelette en douillette);

- et au dessert, des œufs à l’eau au caramel.

 

J’aurais aimé aussi connaître la recette des « œufs farcis sans sauce » et des « œufs en puits » du menu.

A défaut, je les imagine et les goûte en esprit. Ils sont encore meilleurs.

 

1/ L’œuf salé est un œuf de cane non fécondé.

2/ Le balut est un œuf de cane fécondé et couvé pendant environ trois semaines, très apprécié des Philippins.

3/ L’œuf de cent ans est un œuf de cane fermenté consommé surtout en Chine.

4/ La rogue désigne l’ensemble des œufs de poisson comestibles : cabillaud (tarama), esturgeon (caviar), mulet (poutargue), lump ou lompe, saumon, truite, corégone, capelan, hareng, carpe, maquereau…

5/ Les Romains étaient, paraît-il, très friands d’œufs de serpent.

6/« Elle abandonne à terre ses œufs, les confie à la chaleur du sol. Elle oublie qu’un pied peut les fouler, une bête sauvage les écraser. » (Job 39 14-15).

7/ Pétrone mentionne des œufs de paon au festin de Trimalchion, qui se révèlent finalement des coques de pâte contenant chacune « un becfigue fort gras entouré de jaune d’œuf au poivre » (Pétrone, Le Satiricon, 1er siècle ap. J.C.).

8/ Jaune d’œuf battu avec du lait sucré, parfois aromatisé d’eau de fleur d’oranger ou de rhum.

9/ René-André, 500 manières d’accommoder les œufs, P. Lafitte, 1914 ; Bautte A., Les œufs avec 1000 manières de les préparer et de les servir, Imprimerie Fernand Deligne et Cie, 1906. 

10/ « Presque tous les livres de cuisine vous conseilleront de faire votre provision d’œufs entre les deux Notre-Dame, c’est-à-dire entre le 15 août et la mi-septembre. » (Alexandre Dumas, Grand dictionnaire de cuisine, Paris, Alphonse Lemerre, 1873). Les « deux Notre-Dame » sont l’Assomption, le 15 août et la nativité de la Vierge, le 8 septembre.

11/ Au Moyen Âge, le jaune de l’œuf se nommait « moyeu » et le blanc « aubun ».

12/ Les passatelli ou pater noster sont des pâtes traditionnelles de la province de Pérouse (Ombrie). C’était autrefois un plat de pauvres préparé avec des restes de pain rassis et de vieux fromages. La pâte, composée d’œufs, de chapelure, de parmesan râpé, de muscade, de zestes de citron et de sel, est pressée (passata en italien, d’où le nom du format) à travers un moulin à légumes de façon à obtenir des petits cylindres qui sont ensuite plongés dans un bouillon. On les sert généralement avec du pecorino râpé.

13/ Mademoiselle Rose, Cent façons d'accommoder les restes, Paris, Ernest Flammarion, date non précisée (années 1920?). L’omelette en douillette est une omelette enveloppée autour d’un œuf dur puis cuite au four. Curieuse façon de recycler un œuf avec deux œufs… à moins qu’il ne s’agisse d’une recette de presbytère …  

14/ Menon, Les Soupers de la cour ou l’art de travailler toutes sortes d’alimens, pour servir les meilleurs Tables, suivant les quatre Saisons, Paris, Guillyn, t.1, 1755, p 61-62.