Enquête dans les cuisines du pouvoir

Parutions

 

Chefs des chefs. Élysée, Kremlin, Buckingham, Maison Blanche...  

 

Auteurs : Gilles Bragard et Christian Roudaud  

 

Éditions du Moment, 2013  

 

Billet de Bénédicte Cartelier 

 

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L’auteur principal, Gilles Bragard, a dirigé l’entreprise fondée par son père en 1933, spécialisée dans les vêtements professionnels pour les métiers de bouche, avant de la vendre en 1994. Il est également le fondateur en 1977 du « Club des Chefs des Chefs » qui rassemble les cuisiniers des chefs d’État des principaux pays. Il n’est pas cuisinier de formation mais se définit plutôt comme le « couturier des chefs ». Quant à Christian Roudaud, écrivain et journaliste, il est l’auteur notamment de Ils sont fous ces Anglais et collabore à divers journaux.

Au terme d’une enquête minutieuse pour laquelle les auteurs ont rencontré un grand nombre de chefs des palais présidentiels du monde entier, les auteurs abordent en douze chapitres les différents aspects du métier de ces « cuisiniers de l’ombre » : le recrutement, les conditions de travail, le métier au féminin, le rôle de la gastronomie dans les relations internationales, etc. Le livre fourmille d’anecdotes très vivantes et se lit « comme un roman ».

En matière de recrutement, les procédures varient beaucoup d’un pays à l’autre. Si en France la règle de la continuité de l’État s’applique aussi aux fourneaux, il en va tout autrement ailleurs. A la Maison Blanche, le chef actuel a ainsi subi un déjeuner-test éprouvant tandis qu’à Buckingham Palace, la personnalité du candidat semble compter autant sinon plus que ses capacités culinaires. Quant à la méthode russe, elle semble si secrète que Jérôme Rigaud, le chef français finalement choisi, s’est trouvé testé et sélectionné sans même le savoir.

De telles précautions sont évidemment destinées à garantir la sécurité des chefs d’État et de gouvernement. Outre un casier judiciaire vierge, les cuisiniers doivent se soumettre à une scrupuleuse enquête de personnalité. Discrétion, loyauté et probité sont indispensables. Sur ce dernier point, la Russie se montre particulièrement sourcilleuse ainsi que le raconte Jérôme Rigaud : tous les ingrédients sont pesés au gramme près pour éviter le vol (le « coulage ») de la part du personnel. A cela s’ajoutent des mesures destinées à contrer les tentatives d’empoisonnement. Ainsi, aux États-Unis, après les attentats du 11 septembre 2001, Walter Scheib, le chef de l’époque, vit sa liste de fournisseurs habituels se réduire des deux-tiers. Même à l’extérieur, les Américains demeurent particulièrement méfiants, multipliant les contrôles avant toute visite officielle. Quant à l’emploi de goûteurs, cela n’a jamais pu être vérifié. Cette peur de l’empoisonnement est de toute façon très présente en Afrique, dans les pays arabes et surtout en Israël. Autre menace, moins dangereuse mais tout autant prise au sérieux, notamment au Royaume-Uni, le risque de fuite dans la presse à scandales. D’où la présence d’une clause de confidentialité incluse dans les contrats des cuisiniers de Buckingham Palace.

La « diplomatie de l’assiette » est un aspect bien connu de la gastronomie depuis le prince de Talleyrand mais les auteurs apportent des précisions souvent très drôles sur le sujet. Si le porc et l’alcool sont généralement proscrits des réceptions officielles en France, c’est aussi le cas des plats populaires ou régionaux de même que des plats « exotiques » comme le couscous. En outre, les services protocolaires s’efforcent de connaître à l’avance les éventuels allergies et régimes des grands de ce monde ainsi que leurs goûts afin d’éviter tout « couac » diplomatique. Toutefois, une gaffe est toujours possible. Ainsi, alors que l’aversion de Georges Bush envers le brocoli était connue de tous, celle de François Hollande envers les asperges ne l’était visiblement pas des Allemands qui lui en servirent le jour de son investiture, le 15 mai 2012, lors d’un dîner avec Angela Merkel !

Après la suprématie de la gastronomie française, la tendance actuelle est au recrutement de chefs nationaux, notamment au Royaume-Uni où le chef anglais Jamie Oliver servit un menu exclusivement composé de produits d’origine britannique lors du sommet du G20 de Londres en 2009. Certes, l’influence française demeure bien vivante (les menus sont toujours rédigés en français à Buckingham Palace) mais les cuisiniers français ne sont plus systématiquement préférés.

Le stress des chefs des chefs est particulièrement intense. Plus qu’ailleurs, ils n’ont pas le droit à l’erreur. Joël Normand, chef de l’Élysée sous François Mitterrand, raconte ainsi comment il dut remplacer au dernier moment des escalopes de foie gras poêlées qui s’étaient délitées à la cuisson par des tranches de gigot froid, à la grande colère de Mitterrand.

Autre facteur de stress, l’angoisse de la page blanche pour des chefs qui doivent se renouveler sans cesse au risque de lasser leurs « clients » qui, à l’inverse de ceux d’un restaurant, sont toujours les mêmes.

Impossible de résumer un tel ouvrage, il faut le lire (et même le relire) pour en savourer toutes les anecdotes. Sur le même sujet, on pourra aussi se référer au livre de l’ancien chef des cuisines de l’Élysée, Bernard Vaussion, intitulé Au service du Palais. De Pompidou à Hollande, 40 ans dans les cuisines de l’Élysée, écrit en collaboration avec Christian Roudaut et paru aux Éditions du Moment en 2014.