Gemma Bovery

 

"Fausse route"  

Réalisatrice : Anne Fontaine  

Billet de Vincent Chenille  

 

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Retour aux Archives de décembre 2014

Gemma Bovery raconte l’histoire d’un couple de britanniques installé en Normandie, de nos jours, vu à travers le regard du boulanger du village. Et, bien sûr, il y est pas mal question de pain. Deux optiques sont proposées au spectateur, une érotique  et une patrimoniale.

A la différence d’On aurait pu être amies, sorti cet été, la nourriture n’est pas un substitut aux scènes érotiques. On y voit bien des scènes d’amour. Cependant la nourriture joue le rôle de substitut pour le boulanger (il appelle ça son « yoga »). Des hommes désirant Gemma (Patrick, Charlie, Hervé et Martin), il est le seul à ne pas avoir de scène d’amour. Il n’essaie pas de la posséder, mais il lui propose de lui apprendre à pétrir la pâte. Gemma malaxe donc avec délice la pâte à pain ; à ses côtés, un Martin voyeur en plein émoi, tout comme lorsqu’il voit Gemma exprimer sa jouissance en goûtant ses pains dans la boutique, particulièrement le pain au tournesol et la croquinette.

Pourquoi Martin ne se montre-t-il pas entreprenant avec Gemma ? On peut penser à l’âge, étant donné qu’il est le plus vieux des quatre hommes. Mais il avance une raison culturelle. Très érudit, ayant travaillé auparavant dans l’édition, le boulanger Martin voit en Gemma Bovery la réincarnation d’Emma Bovary en cette Normandie si chère à Flaubert, et, pour lui, cette histoire d’adultère ne peut se terminer qu’en suicide par empoisonnement. C’est son point de vue, mais la cinéaste Anne Fontaine nous livre un autre portrait de la jeune femme : elle ne s’ennuie pas, elle réussit à se réconcilier avec son mari malgré l’adultère, elle ne désire plus Hervé ni Patrick, mais elle meurt par faute des anciens amants et mari tout disposés à s’écharper pour elle. Sa mort reste alimentaire : une fausse route. « Madame Bovary, c’est moi » disait Flaubert et Anne Fontaine reprend l’adage au pied de la lettre. Le narrateur du film c’est le boulanger Martin, tout comme Flaubert était le narrateur de Madame Bovary. Madame Bovary dans le film, c’est donc Martin et non Gemma Bovery. C’est lui qui s’ennuie et qui imagine des histoires avec Gemma d’abord, puis avec celle qui emménage après elle et qu’il prend pour Anna Karenine. On comprend également qu’il n’a plus de relation au lit avec sa femme et que ses émois sexuels il les vit à travers la boulangerie qu’il a reprise ainsi qu’à travers la littérature. Il a une relation patrimoniale.

L’aspect patrimonial culturel de la cuisine est en effet abordé dans le film et pas seulement à travers le pain. Le cidre est là pour nous rappeler la Normandie, mais, plus globalement, il est traité à travers un parallèle entre deux personnages féminins : Gemma Bovery et Wizzy. Les deux femmes sont mariées à des britanniques mais Wizzy est d’origine française. Cependant, autant Gemma apprécie la France, autant Wizzy est tournée vers la Grande-Bretagne. Gemma mange tous les pains français et boit du calva, mais de plus elle refuse de faire un curry à ses invités français, comme le lui avait suggéré son mari, car elle ne veut pas d’un plat qui emporte la bouche. Gemma n’aurait donc pas pu aller dans le restaurant français du cuisinier des Recettes du bonheur. Wizzy, quant à elle, ne mange pas les produits du village normand et elle fait venir son alimentation de Londres. Elle mange du pain light et conseille à Gemma de perdre ses bourrelets. Végétarienne, elle ne goûte pas au plat de viande préparé par Gemma pour les Français. Elle est soucieuse de sa ligne, et, à la différence de Gemma, elle n’affiche effectivement aucune rondeur. Est-ce pour plaire à son britannique de mari ? On peut en douter, car au cours d’une discussion animée avec Martin, celui-là dit qu’il aime « la France et les produits français » (sous-entendu, ce sont les Français qu’il n’aime pas). Wizzy a peut-être des questions à se poser sur la fidélité de son mari. Toujours est-il qu’elle semble se conformer à un modèle culturel anglo-saxon plutôt qu’aux desiderata de son mari. Un modèle qu’elle s’empresse de diffuser auprès de Gemma qui, sensible, s’y conformera en faisant un régime.

Ces débats sont secondaires, comme les personnages, dans le film. La réalisatrice Anne Fontaine n’entend pas faire un film sur les mérites respectifs des diététiques française et britannique et y développer un point de vue personnel. Son sujet, c’est Gemma, une jeune femme qui, au bout du compte, se trouve être une victime, puisqu’elle meurt. Elle meurt victime d’une fausse route, une bouchée de pain qui bouche son canal respiratoire plutôt que d’aller vers l’estomac. Elle meurt victime des a priori, mais à travers la miette de pain, à travers la vision bovarienne de Martin et puritaine des anglo-saxons, la culture se trouve réduite à des a priori.