Manger au Maghreb


 

Horizons maghrébins

n° 55 / 2006, n° 59 / 2008

et n° 69 / 2013  

Sous la haute direction de Mohammed Habib Samrakandi et Mohamed Oubahli, 

Editeur: Presses universitaires du Mirail,

Université de Toulouse-Le Mirail  

 

Billet de Lilane Plouvier.  

 

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La revue Horizons maghrébins a consacré trois numéros illustrés aux pratiques de table en Méditerranée occidentale du Moyen Âge à nos jours sous la haute direction de Mohammed Habib Samrakandi, rédacteur en chef de la revue, et sous la responsabilité scientifique de Mohamed Oubahli, docteur de l’EHESS et spécialiste de l’histoire de l’alimentation dans le monde arabo-musulman et en Méditerranée. Le dernier n° (69) vient de sortir.

Le premier n° (55), paru en 2006 et introduit par Jean-Pierre Poulain, débute par un intéressant dossier sur les transferts culturels entre Orient et Occident, dans lequel est souligné le rôle joué par les Maghrébo-Andalous. C’est ainsi que, dès le Moyen Âge, les pâtes (Mohamed Oubahli) et les confiseries (Liliane Plouvier) voyagent de Bagdad à Cordoue et, ensuite, dans le reste de l’Europe. Il en va de même de la médecine et diététique (gréco-)arabes d’Orient (Mohammed Benkheira), ainsi que du thé qui arrive toutefois plus tard (de Chine) et deviendra un symbole de marocanité (Baptiste Buob). Par ailleurs, Mohamed Houbbaida et Virginie Prévost se penchent sur les interdits liés à la consommation de vin et de chien. Retenons encore l’article de Driss Boumegoutti sur le rôle joué par la cuisine dans la dynamique touristique marocaine actuelle. Citons, par ailleurs, les éclectiques contributions de Nozha Smati, Bernard Vallez, Frida Haddad, Lucette Heller-Goldenberg, Rached Lakhal, Mohamed Monkachi, Pierre-Yves Pécheux et Patrick Rambourg.

Le n° 59 (2008) débute par un vibrant hommage rendu par Georges Carantino à Jean-Louis Flandrin. Mohamed Oubahli ouvre le feu en présentant la suite de son travail sur les pâtes au Moyen Âge ; il se focalise sur les espèces arabo-berbères et la manière dont celles-ci se diffusent en France et dans le monde italique. Avec Mehdi Ghouirgate, on ne quitte pas le Moyen Âge ; il nous transporte sous le règne des Almohades, dont la subtile politique de dons alimentaires est examinée. Suivent une série de contributions très diverses abordant aussi bien les aspects historiques, anthropologiques, ethnologiques que religieux des pratiques alimentaires dans le Maghreb (Houria Oularbi Abdennebi, Sofia El Mokri, Paul Boubli, Geneviève Cazes-Vallette, Mohamed Dhifallah, Agnès de Féo). Le Mali (Monique Chastenet) et l’Empire ottoman (Frédéric Hitzel) sont également mis à l’honneur. De plus, Mohamed Habib Samrakandi donne une édition arabe parfaitement originale du poème gastronomique, Zarda ou le festin des poètes chanteurs de Ben ‘Ali al-Mesfiwi. Mohamed Oubahli en livre non seulement une traduction française (avec Abdelatif Ben Salem), mais procède en outre à une analyse historique approfondie de tous les mets cités. Celle-ci a demandé de longues recherches dans des textes et documents parfois très anciens. Mohamed Oubahli n’hésite pas à remonter jusqu’aux temps pharaoniques. Enfin, signalons des essais sur l’art distillatoire en al-Andalous (Liliane Plouvier) et sur les épices dans la cuisine marocaine (Jamal Bammi).

Last but not least, le n° 69, le dernier de ce dossier, est sorti au printemps de cette année. Comme l’indique son titre « Le goût de la viande », il se concentre sur l’alimentation carnée. Une vingtaine d’auteurs y ont contribué qui proviennent d’horizons divers. Il s’agit donc d’études multidisciplinaires, comme c’était déjà le cas dans les précédents numéros. Le n° 69 est divisé en six chapitres. Le premier, intitulé Le choix des viandes au Moyen Âge, comporte un article de Marianne Brisville, d’où il ressort notamment que les gourmets de cette époque témoignent une préférence pour la volaille, le mouton et les abats. Ces derniers font l’objet d’une étude spécifique réalisée par Mohamed Oubahli qui met notamment en exergue la h’rgma, un mets emblématique de la cuisine marocaine, fait généralement de pieds, de pois chiches et de céréales.

Le chapitre suivant, Le goût de la victime, débute par un papier sur l’aïd el-kebir au Maroc, en Mauritanie et au Sénégal d’Anna-Marie Brisebarre. Ensuite Houria Oularbi Abdennebi se penche sur une vieille tradition amazigh (berbère) du sacrifice communautaire, tel que celui-ci a été pratiqué en 2010 dans un village kabyle du Djudurja : le timecredt dont les origines remontent à la nuit des temps. A cette occasion, les villageois procèdent au sacrifice des bœufs qu’ils se partagent sur des bases égalitaires. L’abattage des bovins en France est étudié par Geneviève Cazes-Valette. Les spécificités de l’abattage rituel et de l’abattage conventionnel sont passées au peigne fin, ainsi que les controverses que ceux-ci suscitent.

De la ferme à l’étal comporte trois études. La première consacrée aux boucheries à Tunis au XIXe siècle contient une intéressante description de l’ensemble du paysage alimentaire de la ville à cette époque (Rachel Lakhal). Les deux autres études dressent un tableau de l’évolution de l’alimentation carnée dans le Maroc contemporain. Celui-ci passe d’une économie d’élevage artisanal à un système agro-industriel qui est guidé par des considérations strictement mercantiles. Avec ses méthodes de production intensive et ses pratiques douteuses, il tue les petits producteurs, empoisonne les bêtes, la terre et, en bout de chaîne, les consommateurs. Ainsi, Mohamed Taher Sraïri constate que le Maroc qui a longtemps été fidèle au régime méditerranéen d’essence végétarienne et fondé sur les céréales, les légumes et l’huile d’olive, accorde désormais une importance grandissante à l’alimentation carnée. Les volailles (poulets, dindes) et la viande bovine connaissent un essor sans précédent, mais c’est au profit des productions industrielles. Pour leur part, Saïd Chatibi, Abdelilah Araba, François Casabianca et Thierry Linck remarquent que, jusqu’à la fin des années 70, le cheptel local fournissait environ 95% de la viande bovine consommée au Maroc. Depuis lors, des génisses sont importées massivement d’Europe, au détriment à la fois des élevages autochtones et de la qualité de la viande.

Le marché de la fumée débute par un appétissant article sur la kefta du Garb dont les modes de fabrication sont en pleine mutation, la tradition artisanale faisant ici encore place à l’industrie. Driss Boumegoutti regrette les bonnes kefta-s d’antan consommées dans la gargote du kfayti, où règne une ambiance chaleureuse et conviviale, dont les femmes sont toutefois exclues…

Vient ensuite une étude intitulée Les maîtres de feu et de la vapeur dans laquelle Mohamed Ouhbali et Mohammed Habib Samrakandi décrivent l’art de la rôtisserie traditionnelle à Marrakech. Ils l’ont divisée en deux parties. La première analyse le procédé d’apprêt du mouton et sa cuisson dans un four spécial, l’farran-l-baldi (four du pays). C’est une structure en forme tronconique, entièrement enterrée et fermée ; les ovins y sont suspendus et cuits à l’air chaud et humide, autrement dit à l’étouffée. Dans la seconde partie, les auteurs font l’historique de ce four, tout en le comparant à d’autres structures de combustion : le four vertical ou tannour, la cuisson sous la cendre, les fours dits de terre ou enterrés. L’étude est illustrée par plusieurs photographies éloquentes.

Dans le chapitre suivant, Cuisiner la viande, l’art et la manière, on trouve deux articles portant sur deux mets gastronomiques : le sikbaj (Liliane Plouvier) et la t’faya (Mohamed Oubahli). Leurs jalons sont posés en paléo-Babylonie. Ils entrent ensuite dans la cuisine gréco-romaine pour se retrouver en Perse. Cependant, les recettes perses sont publiées dans les livres de cuisine et de diététique arabes du haut Moyen Âge oriental tout en étant parallèlement arabisées. Néanmoins, elles paraissent sous leur noms perses respectifs : sikbaj (= préparation au vinaigre) et isfidhbaj (= préparation blanche). Ceux-ci figurent aussi sur les tables festives d’al-Andalous quoique l’ isfidhbaj y soit appelé t’faya. Le sikbaj disparaît progressivement, du moins sous cette appellation. Un de ses modernes avatars est la muruziya maghrébine. Sikbaj est, par ailleurs, à l’origine d’escabèche. Quant à la t’faya, elle subsiste toujours au Maroc et comporte, outre de la viande, oignons, amandes et œufs ; de même, son cousin oriental transposé par espid-ba survit en Iran, mais y désigne un potage blanchi au yaourt.

L’avant-dernier chapitre, Mémoire des lieux, mémoire des mots, comporte cinq papiers. Le premier relate les propos recueillis par Mohamed Habib Samrakandi et Mohamed Oubahli d’un boucher de Marrakech, Moulay Driss Idrissi Chafik ; leur importance est capitale en raison de l’absence de travaux ethnographiques et historiques en la matière. Le deuxième décrit brièvement la chorba de la mère Zohra, qui est enrichie des petites pâtes qu’elle roule du bout des doigts sur un van en osier (El Mehdi Chaïbeddera). Suivent une bibliographie étable par Mohamed Oubahli, ainsi que deux petites anecdotes consacrées à la viande (Mohamed Nedali et Youssef Haji). Un intéressant cahier de photographies illustrant les textes clôt le dossier alimentaire du n° 59.

 

Après avoir dégusté les délicieuses et éclectiques nourritures spirituelles distillées par la revue Horizons maghrébins dans son excellent triptyque Manger au Maghreb, le lecteur mis en appétit pourra passer de la théorie à la pratique dans les nombreux restaurants maghrébins qui fleurissent partout, à moins qu’il n’ait envie de mettre la main à la pâte et se préparer une bonne petite t’faya dont Mohamed Oubahli donne plusieurs versions alléchantes. Par conséquent, bonne lecture et bon appétit !!