Ritesh Batra - The LunchBox

 

La voix des esprits  

Billet de Vincent Chenille.  

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Retour aux Archives de janvier 2014 

Il y a deux mois, j’indiquais que les films de cuisiniers sont rares en Inde : The lunchbox de Ritesh Batra vient confirmer cet adage. Car le seul cuisinier professionnel dans ce film apparaît trente secondes et il n’a pas le rôle le plus glorieux.

Néanmoins la cuisine est bien le moteur dramatique de ce film. L’argument : Ila, une jeune épouse à Bombay, prépare le matin la gamelle de son mari. Or le livreur se trompe d’adresse et délivre le colis à un comptable, M. Fernandez, qui mange la gamelle sans scrupules, car il est persuadé au départ qu’il s’agit de la livraison du restaurant qu’il paye chaque mois pour avoir son déjeuner. De retour de son travail, le mari d’Ila dit qu’il a mangé son chou-fleur, alors qu’Ila ne lui en a pas préparé. Elle comprend donc que ce n’est pas son mari qui a vidé sa gamelle…

The lunchbox est une histoire d’amour. Ila décide de préparer la gamelle de son mari, parce que la cuisine « rapproche les cœurs ». Sa surprise sera que la personne qui apprécie le plus son ouvrage n’est pas celle qu’elle croyait.

Si son mari ne fait pas de commentaires au dîner, en revanche, M. Fernandez vide chaque jour les plats ; même si le second jour il les trouve un peu trop salés. Il lui en fait la remarque par un billet glissé en retour dans la gamelle. Car se développe entre les deux inconnus une relation épistolaire et gastronomique par gamelle interposée.

Où cette histoire d’amour dépasse le seuil privé, c’est lorsque Ila décide de préparer la gamelle de son mari, parce que celui-ci passe trop de temps sur son téléphone portable et pas assez avec elle. L’Inde, grande puissance émergente, se plaint de certains effets de la mondialisation. Il est intéressant de remarquer qu’ils concernent pour partie l’alimentation, mais qu’à la différence des grandes puissances anciennes, il n’y a pas l’angoisse de se sentir menacé par des cuisines étrangères ou industrielles. Car, dans The lunchbox, on mange indien et uniquement indien.

Non, ce qui est en cause, c’est la qualité de vie, et, en l’occurrence, le temps consacré au repas et sa sociabilité. The lunchbox se déroule dans une entreprise publique où se trouve une cantine. Mais point de cuisine dans cette cantine. Les employés y mangent leur gamelle, préparée par un parent ou par un restaurant ; et c’est une entreprise qui, en fin de matinée, vient déposer les gamelles sur les bureaux. Evidemment, la gamelle préparée par Ila est nettement meilleure que celle préparée par le restaurant. Après avoir vidé la première, Fernandez va au restaurant pour s’enquérir de la personne qui a fait la cuisine, pour la féliciter et lui dire de « continuer sur cette lancée ».

Bien sûr Ila y met tout son amour, mais le spectateur comprend que ce n’est pas uniquement cela qui différencie sa cuisine de celle du restaurant. La gamelle d’Ila est gigogne : c’est un mât constitué de quatre ou cinq plats qui s’emboîtent, dans lesquels on trouve du pain, du riz basmati, des aubergines farcies, beaucoup de légumes comme dans la cuisine indienne. A cette diversité, le restaurant n’offre que du chou-fleur.

Fernandez l’écrit à Ila : les employés indiens, bien souvent, pour prendre peu de temps, se contentent de deux bananes pour déjeuner ; fruit qui a l’avantage de caler pour la journée. La cuisine de Lina ne repose pas sur des recettes prises sur Internet, mais sur la tradition orale ; une tradition séculaire transmise par la radio, mais surtout dictée par Auntie ; Auntie est la voisine du dessus d’Ila. On ne la voit jamais, c’est juste une voix. C’est elle qui apprend à Ila à améliorer sa cuisine : quand elle doit retourner la cuisson de son pain et veiller à ne pas mettre trop d’épices. L’autre source d’inspiration d’Ila est un vieux cahier, écrit par sa grand-mère, comportant des recettes. Auntie en anglais signifie tatie. C’est la voix des ancêtres, du passé que convoque Ila, non exempte de mysticisme hindou face à l’indifférence de son mari, à la fragilité sociale et économique autour d’elle lors de la mort de son père.

Alors un jour Ila invite M. Fernandez à déjeuner au restaurant…