L’alimentation au travail depuis le milieu du XXème siècle

 

Revue: Le Mouvement social

Auteurs: Stéphane Gacon, François Jarrige , Xavier Vigna, Vicky Long, François-Xavier Nérard, Ferrucio Ricciardi, Éliane Le Port,

Marie –Line Jamard .

 

Éditeur: La découverte ; revue n° 214 d'avril-juin 2014 

Billet de Suzy Viboud  

 

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Le numéro de cette revue présente 7 études de cas sur l’alimentation au travail dans les sociétés industrielles de 4 pays (France, Italie, Royaume-Uni, URSS) à des époques différentes du siècle dernier. Les auteurs présentent les diverses formes du repas sur le lieu de travail et leurs enjeux et abordent les questions de la mise en place d’une alimentation encadrée par le patronat, les diverses formes de sociabilité qui se mettent en place autour du repas pris sur le lieu de travail, la construction d’une culture ouvrière à travers des liens sociaux développés au travail, l’alimentation populaire et les discours qui lui sont relatifs, révélateurs d’un certain ordre social et politique, sans oublier le contenu de l’assiette ou de la gamelle du travailleur.

Il est difficile d’établir précisément la naissance et l’évolution de l’alimentation au travail même si elle semble assez ancienne au sein des sociétés agricoles ou des corporations de métiers. La restauration d’entreprise s’est développée avec l’accélération de l’industrialisation à partir de la Révolution Industrielle. L’instauration du repas dans l’entreprise était liée à la lutte contre la misère paradoxalement motivée par la peur du peuple et le souci de l’humain mais aussi dictée par le souci d’efficacité économique grâce à un ouvrier mieux nourri.

Les pics de fréquentation de ces espaces de restauration sur les lieux de travail correspondent aux pénuries en temps de crise ou de guerre. Le consentement de l’ouvrier à la restauration collective est étroitement lié à la distinction entre temps de guerre et temps de paix et entre régimes libéraux et totalitaires pour lesquels cette pratique alimentaire s’inscrit dans un projet global.

 

  1- L’étude des cantines et de l’alimentation ouvrière au Creusot rend compte des 3 âges du paternalisme ouvrier et montre l’évolution des rapports entre ouvriers et patrons, les différentes stratégies et formes d’encadrement de la main d’œuvre et aborde l’intervention d’un 3ème acteur, l’Etat.

 

  2- La 2ème étude de cas s’attache à la restauration collective des ouvriers en France pendant la Grande Guerre, période de transformation et d’accélération du processus qui apparaît comme un enjeu décisif. Il est en effet impérieux d’améliorer le ravitaillement du personnel des usines pour, dans le cadre de l’effort de guerre, assurer la productivité du travail et la paix sociale. L’initiative coopérative se développe pour gérer restaurants, cantines ou magasins d’approvisionnement pour les ouvriers et en même temps l’esprit coopératif est profondément modifié car la coopérative, dominée de manière écrasante par l’initiative patronale, joue désormais un rôle de prestataire de service.

La fréquentation de ces cantines reste aléatoire. Les raisons en sont l’insatisfaction sur la qualité de la nourriture, la méfiance à l’égard d’un profit supplémentaire qu’en tirent les patrons, la restriction de la consommation de vin, le besoin de détente et de liberté entre les temps de travail, le plaisir de se retrouver entre ouvriers autour de leurs propres petites « popotes » souvent partagées. L’accélération du développement des cantines sera sans lendemain et beaucoup fermeront à l’issue de la guerre.

 

  3- L’analyse des cantines d’entreprise en Grande-Bretagne dans la 1ère moitié du XXème siècle souligne leur extraordinaire multiplication durant la Grande Guerre et la poursuite de leur développement jusqu’à la 2ème Guerre Mondiale. Cela répondait au souci de préserver la santé et la vigueur de la main d’œuvre mais aussi, de la part des patrons, de repousser la législation sur l’hygiène et la sécurité au travail. La restauration collective avait également une vocation disciplinaire et contribuait à la rationalisation industrielle.

 

  4- L’étude de la restauration au travail et des questions alimentaires dans l’URSS stalinienne des premiers plans quinquennaux montre combien la croissance fulgurante de la démographie urbaine, l’afflux massif d’ouvriers et l’explosion industrielle provoquent une transformation profonde des villes soviétiques et posent des problèmes majeurs dont celui du ravitaillement au moment où l’URSS est confrontée à une pénurie alimentaire d’une extrême gravité.

La mise en place du réseau des cantines ouvrières répond à une ambition politique et théorique bien vite soumise à l’épreuve de l’urgence, du fait de la crise alimentaire qui ne permettra pas à ces cantines d’assurer leur mission. Pénurie, absence d’hygiène, dysfonctionnement voire découragement du personnel qui y travaille, absence de solutions symbolisent l’impuissance des premiers plans quinquennaux à restructurer le pays.

 

  5- Une approche de la cantine à travers le prisme du paternalisme industriel s’appuie sur l’exemple de l’usine Dalmine en Lombardie, véritable « laboratoire » et rouage de subordination et de dépendance de la population ouvrière, sous l’égide du fascisme, qui permet en même temps de mettre en place la rationalisation du travail. La cantine est l’illustration de ces enjeux tout autant politiques qu’économiques.

 

  6- La 6ème étude de cas insiste sur la place particulière donnée à l’alimentation sur le lieu de travail. Les témoignages des ouvriers sur les comportements et les stratégies alimentaires sont riches d’informations sur les lieux, les temps de repas et de pause, la nourriture et les rapports sociaux qui leur sont liés.

 

  7- Enfin, l’enquête au milieu des années 1990 sur l’alimentation durant la pause méridienne à EDF-GDF, entreprise alors encore fortement marquée par l’esprit « maison » au service du public et la fierté de cette appartenance, permet d’approcher ce qui est mis en jeu dans l’usage pratique du temps du repas.

Le réfectoire, symbole de résistance des travailleurs, également bastion de résistance aux changements structurels de l’entreprise, atteste d’une pratique socialement plus homogène et ouvrière et marque la volonté d’autonomie des salariés. La cantine quant à elle est appréciée pour sa commodité (« pieds sous la table ») et perçue comme un « entre-soi » attendu partagé entre des groupes identiques.

Quant au repas dans le bureau, pratique majoritairement féminine, il permet de recréer un espace intime sur le lieu de travail, de se mettre « hors-jeu » et apparaît souvent comme le signe d’un repli face au changement politique de l’entreprise.

Globalement, devant la volonté de la direction de standardiser le temps du repas, les pratiques du personnel sur ce temps de pause, révèlent une tendance à se tenir à l’écart ou à s’isoler ensemble.