Poule au blanc, blanc-manger et sauce blanche

 

 

Les origines  

 

Billet de Liliane Plouvier  

 

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Poule au blanc

 

La poule au blanc est un mets traditionnel de la cuisine française qui, jadis, était servi le dimanche. La volaille est cuite dans un bouillon clair et non lié dit « blanc » comportant non seulement des ingrédients blancs (sel, vin blanc, poireaux, oignons, céleris blancs + eau) mais aussi colorés : carottes et verdures (cf. persil) qui n’ont cependant aucune fonction tinctoriale. Après cuisson, la poule est sortie du bouillon et nappée d’une sauce blanche faite avec le jus de cuisson filtré, blanchi avec du lait ou de la crème et lié au moyen d’un roux blond. La poule au

« blanc » est donc un plat en sauce. Elle peut néanmoins être servie dans son bouillon et dès lors devenir potage ; c’est une spécialité flamande connue sous le nom de watersooï (qui pourrait se traduire en français par « chaudeau »).

Les plus anciennes recettes de poule au blanc figurent dans le De re coquinaria (Ve siècle, éd. Jacques André, Les belles lettres, 1974) ; il donne non seulement la version en sauce mais aussi la version en potage. Celle-ci s’appelle pullus leukozomos, de leukos = blanc et zomos = bouillon, qui comporte à peu près les mêmes ingrédients que le moderne « bl anc » : eau, sel, poireaux, huile en sus, aneth (à la place du persil ; cf. chez Galien qui en donne aussi une recette dans son traité médical du IIe siècle, Sur la faculté des aliments, Paris, Les belles lettres, 2013, p. 234).

Le « poulet à la Varda » (qui serait l’empereur Elagabal) du De re coquinaria également cuit dans un « blanc » est, par contre, égoutté et accompagné d’un ius candidum, une sauce blanche faite, à l’instar de son homonyme moderne, avec le jus de cuisson mélangé avec du lait ; mais la liaison est assurée par des blancs d’œuf  et des pignons de pins pilés qui sont,  de surcroît,

« blanchissants ».

En Perse antique, seule la version en potage est connue sous une dénomination comparable : isfidhbadj, de safid = blanc et badj = bouillon, qui n’est pas réservé au poulet et sert à toutes les viandes, principalement ovines. Néanmoins sa composition est à peu près la même que celle de ses homonymes anciens et modernes : eau, sel, huile, poireau, oignon et aneth. Les isfidhbadj-s sont signalés par la littérature arabe aussi bien culinaire que médicale dès le haut Moyen Âge. Cela dit, les jalons du « blanc » sont posés dans le plus ancien livre de cuisine du monde : trois tablettes paléo-babyloniennes datant d’environ – 1800 (éd. Jean Bottéro, 1995, p. 35) qui l’appellent na-am-ru-tum ou babar (= blanc) me (= bouillon), c’est-à-dire bouillon blanc, composé à peu près de la même manière que ses descendants : eau, sel, graisse, poireaux, oignons, lait + ail ; même la nuance verte est assurée quoique par du cyprès et non de l’aneth (pourtant utilisé dans d’autres me-s (bouillons).

 

Blanc-manger

 

La grande époque du blanc-manger se situe entre les XIIIe et XVIe siècles. Il figure sur les tables de toutes les élites européennes. C’est un épais pudding fait le plus souvent avec des éléments blancs pilés et cuits ensemble : amandes, sucre, blancs de volaille, riz, lait de vache ou d’amande. Le blanc-manger est d’origine arabe. Les kitab-s al-tabikh et traités de diététique mentionnent dès le haut Moyen Âge des bouillies épaisses à base de viandes pilées avec des ingrédients blancs : la muhallabiyya, faite avec du blanc de poulet pilé, du riz pilé et du sucre ou la rukhamiya, à base de farine de riz, de lait, de blanc de poulet détaillé très finement, d’huile d’amande ou de noix. La plus célèbre bouillie de cette famille est sans conteste la mamuniyya syrienne réalisée avec du blanc de poulet effiloché, du riz pilé, du sucre et garnie de pistaches. De fait, c’est elle qui est adoptée par les livres de cuisine de l’Occident latin non seulement sous le nom de blanc-manger mais aussi sous son nom originel : mamonia (voire maumenee). Malgré une évidente homonymie, le blanc-manger n’a donc rien à voir avec les potages dits leukozomos ou isfidhbadj et ses modernes avatars : waterzooï (voire poule au blanc qui n’est d’ailleurs ni potage, ni pudding/bouillie).

A l’époque moderne il se transforme progressivement : le poulet et le riz sont supprimés et remplacés par de la fécule de maïs ou de pommes de terre ; on lui ajoute, de surcroît, de la gélatine de sorte que sa consistance change. Le blanc-manger devient un magma gélatineux. Plus de quoi régaler les fines gueules ! Dès lors s’amorce sa décadence. Aujourd’hui, le blanc-manger connaît un regain d’intérêt grâce aux chefs innovants qui le retoilettent et lui rendent ses lettres de noblesse.

 

Sauces blanches

 

Dans la gastronomie moderne, les sauces blanches sont, en principe, préparées sur base d’un roux, à l’instar de la sauce pour poule au blanc, et ont effectivement une couleur blanche. Mais, elles peuvent aussi désigner des émulsions aux œufs (cf. Patricia Moisan in P@pilles-net de juin 2014) du genre hollandaise ou mousseline qui sont forcément jaunes.

Les jalons des sauces blanches sont posés par le pseudo-Apicius dans le De re coquinaria. Celui-ci les appelle ius album ou ius candidum qui se réfèrent tous deux à la couleur blanche. Les « iura » comportent toutefois des matières teintées (herbes en tout genre) ; seul le ius candidum qui nappe le poulet à la Varda (cité ci-dessus) est fidèle à son appellation puisqu’il contient exclusivement des éléments blancs. Cependant, les « iura » sont rarement liés et possèdent par conséquent une consistance fluide ; ils tiennent à la fois des vinaigrettes (huile et vinaigre y sont omniprésents) et des condiments extrême-orientaux en raison, d’une part, de l’usage systématique de garum (= aïeul du nuoc-mam), de l’autre, de leur saveur aigre-douce.

Les « iura » blancs ont, en outre, la particularité d’être garnis de fruits secs qui sont  souvent mais pas systématiquement blancs : pistaches, noix, pignons, amandes. Ceux-ci auraient pu fournir un excellent agent de liaison s’ils avaient été pilés. Mais ce n’est pas le cas.

Par ailleurs, les sauces émulsionnées sont également attestées dans la cuisine gréco-romaine : la patina solearum du De re coquinaria pose les jalons de la sole mousseline. La version antique est faite avec le jus de cuisson des soles qui est monté aux œufs. Le pseudo-Apicius précise, d’une part, que la sauce doit former unum corpus, un seul corps et, de l’autre, duxere, épaissir. Elle possède par conséquent une texture lisse, comparable à celle de la mousseline.

La littérature culinaire du Moyen Âge latin signale non seulement des émulsions mais aussi des sauces blanches, salsa blanca ou alba, qui utilisent, en revanche, des ingrédients blancs : amandes pilées, gingembre en poudre, ail pilé, mie de pain blanc, verjus blanc marié, à la fin du Moyen Âge, avec du sucre pour obtenir un aigre-doux. Ces sauces sont donc liées.

Quant au roux, il apparaît dans la gastronomie française au XVIIe siècle sous le nom de « farine frite » dont La Varenne est un « fan » (cf. dans Le cuisinier françois, 1651). Pour autant, il n’en est pas l’initiateur. Quelques années avant lui, Montino (Arte de cocina, Madrid 1611) préconise déjà cette technique dans une sauce pour cardons : « fais chauffer un peu de beurre et fais-y blondir de la farine sans qu’elle ne roussisse ». Cependant, l’Espagnol n’en est pas d’avantage l’inventeur. De fait, le « roux » est signalé pour la première fois par les queux abbassides du Xe siècle ; dans la recette de la tabahija, Warrak conseille de faire roussir de la farine dans de la graisse (Kitab al-tabikh, éd. angl. Nawal Nasrallah, Brill, 2007, p. 237). Warrak est un maître queux avant gardiste qui « offre » également à la haute gastronomie française trois de ses plus somptueux trophées : la poularde en vessie, les œufs brouillés aux truffes noires et les asperges aux œufs pochés… (il en sera question plus tard). Il faut dire que le califat abbasside de Bagdad s’implante sur les riches terres de Mésopotamie, berceau de la civilisation et de la gastronomie.

C’est dans ses munificentes cuisines que naît un autre fleuron triplement étoilé : le canard au sang qui a fait la gloire de la Tour d’argent ; Frédéric Delair savait-il qu’en lançant son « canard Tour d’argent » en 1890, il ressuscitait les fastes de la cour royale du mythique pays de l’Entre-Fleuves ? qui est actuellement ravagé par les « barbares » en provenance d’Orient comme d'Occident…