L’artification du culinaire

 

Sociétés & Représentations

n°34, automne 2012  

 

Auteur : Evelyne Cohen et Julia Csergo 

Editeur: Publications de la Sorbonne 

 

Billet de Marie-Claude Maddaloni.  

 

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La revue Sociétés & Représentations consacre le dossier du n°34 à l’Artification du culinaire. Une fois surmontée, la désagréable impression que me donne l’emploi de ce barbarisme, artification, j’aborde la lecture de ce dossier dont l’objectif est d’étudier « les rapports existants entre l’art esthétique et la cuisine » et d’ouvrir des pistes « à la complexité de la question de l’artification du culinaire et à la nécessité d’une approche pluridisciplinaire ».

 

Julia Csergo, dans son article, L’art culinaire ou l’insaisissable beauté d’un art qui se dérobe, relève quelques jalons historiques dans la grande période qui va du XVIIIe siècle au XXIe. C’est ainsi qu’elle pose la question du « beau » en cuisine en se référant à l’article « goût » de l’Encyclopédie « dans lequel Jaucourt pose sur le même plan le goût pour la musique, pour la peinture ou les ragoûts ». C’est aussi à cette période que voit le jour « le clavecin des saveurs » de P. Poncelet sur lequel le compositeur et claveciniste André Grétry écrit, en 1797 : « On nous dit aussi qu’il existe un clavecin des saveurs […] Quel plaisir il y aurait pour un gourmand de préluder sur un pareil clavecin ! ». Aujourd’hui, « nombreux sont les grands chefs étoilés qui […] définissent leur cuisine et leur démarche créatrice à travers la métaphore de la peinture ». Alain Passard se veut « l’intermédiaire entre la nature et l’homme » et fait ainsi du cuisinier « une autre figure du mage romantique ».

Mireille Vincent-Cassy dans son article, La première artification du culinaire à la fin du Moyen Âge, analyse « l’importance des préoccupations coloristes et des artifices nécessitant une haute technicité » dans les recettes des cuisiniers des rois. Ces préoccupations coloristes répondent à un grand principe du temps qui est que « le bariolé dans le vêtement comme dans la cuisine introduit du désordre dans l’harmonie divine » ce qui n’empêche pas, par ailleurs, le cuisinier de « faire croire que le déguisement est la réalité » comme l’oie qui se déguise en paon ou la pièce de bœuf en ours. « C’est riche, c’est beau, donc c’est bon comme l’affirme Le Ménagier de Paris » [1393].

Dans son article, Yeux ouverts et bouche affamée : le paradigme culinaire de l’art moderne (1850-1880), Frédérique Desbuissons s’intéresse aux mouvements de l’art moderne en quête « d’un réalisme débarrassé des lieux communs…véhiculés par l’enseignement académique ». Loin de la gastronomie des tables parisiennes du Second Empire, la cuisine, comme la peinture, « à l’artifice, oppose le naturel ». Au travers des auteurs du groupe réaliste, comme Champfleury ou Courbet, de l’œuvre de Manet, on voit se développer « des motifs alimentaires qui valorisent un régime qui est la négation même des préparations compliquées et coûteuses dont s’enorgueillissait alors la France impériale ».

Dans son article, L’esthésique et l’esthétique, la figuration de la saveur comme artification du culinaire, Jean-Jacques Boutaud pose la question essentielle qui conduit sa réflexion : « Comment représenter la saveur ? Comment dire et figurer le goût ?...Comment concevoir et articuler les relations entre esthésie (sensations), esthétique (formes) et éthiques (valeurs) quand elles travaillent à représenter la saveur ? ».

 

Bénédict Beaugé s’intéresse, dans son article, Cuisine potentielle en puissance : l’Oucuipo, à la création, en 1990, à partir de l’Oulipo –l’Ouvroir de littérature potentielle- d’un groupe-fils, l’Oucuipo, qui n’a jamais compté que 2 membres mais davantage d’adeptes (sans qu’ils le sachent) et dont l’objectif était « une sorte d’hybridation de la cuisine avec la littérature et même, souvent, la plus exigeante, la poésie ».

Les douceurs du Japon, évocations éphémères de la « Beauté japonaise » (Nihon no bi), associées à la cérémonie du thé, constituent pour Sylvie Guichard-Anguis « une introduction à une esthétique, un univers littéraire, une évocation des pratiques célébrés au Japon ». Sylvie Guichard-Anguis nous fait ainsi découvrir l’histoire empreinte de rites des wagashi.

Trois autres articles complètent ce dossier, L’artification du culinaire par les expositions (1851-1939) de Denis Saillard ; Colors of caviar : le restaurant étoilé comme espace de représentation artistique de Jean-Philippe Dupuy ; Art et magie de la cuisine : la cuisine du Grand Véfour à la télévision ? de Évelyne Cohen.

Un dossier passionnant qui ouvre des pistes de réflexion inédites sur le « statut artistique de la cuisine ».