Le jeûne selon Brillat-Savarin

 

Gourmandes et joyeuses fêtes de Pâques  

Billet de Patricia Moisan.  

 

 

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Retour aux Archives d’avril 2014 

Les fêtes de Pâques s’annoncent joyeusement et les vitrines des chocolatiers, pâtissiers et autres arts gourmands rivalisent d’imagination, de couleurs et de matériaux pour marquer l’évènement. Cette redondance de chocolats, friandises et bons repas en perspective rendent cette fête populairement gourmande.

Il ne faut pourtant pas oublier que c’est avant tout une célébration chrétienne qui auparavant en France commençait d’abord par une longue période de jeûne et se concluait après la messe de Pâques par un repas de fête. Les périodes de jeûne imposées par la religion, ont ainsi longtemps ponctué les habitudes alimentaires des Français, ceci jusqu’au 18ème siècle. On peut ensuite observer un début de relâchement dans l’obéissance passive face à toutes les obligations religieuses ; et depuis, d’exemptions exceptionnelles accordées sous différentes conditions, on a abouti à cette permission personnelle que chacun peut s’octroyer selon sa conscience, ses convictions et ses exigences personnelles.

 

Pour illustrer ces propos, nous vous proposons ce texte très intéressant de Brillat-Savarin, extrait de son ouvrage « Physiologie du goût, Méditations XXIV » 1825 :


« Voyons ce qu’on faisait les jours de jeûne.

On faisait maigre : on ne déjeunait point et par cela même on avait plus d’appétit qu’à l’ordinaire. L’heure venue, on dinait tant qu’on pouvait ; mais le poisson et les légumes passent vite ; avant cinq heures, on mourait de faim ; on regardait sa montre, on attendait et on enrageait, tout en faisant son salut. Vers huit heures, on trouvait, non un bon souper mais la collation, mot venu du cloître, parce que vers la fin du jour, les moines s’assemblaient pour faire des conférences sur les prêtres de l’Eglise ; après quoi, on leur permettait un verre de vin. A la collation, on ne pouvait servir ni beurre ni œufs, ni rien de ce qui avait eu vie. Il fallait donc se contenter de salade, de confiture, de fruits : mets, hélas ! bien peu consistants, si on les compare aux appétits qu’on avait en ce temps-là ; mais on prenait patience pour l’amour du ciel, on allait se coucher, et tout le long du carême on recommençait.

(…)

Le chef-d’œuvre de la cuisine de ces temps anciens était une collation rigoureusement apostolique, et qui cependant eût l’air d’un bon souper. La science était venue à bout de résoudre ce problème, au moyen de la tolérance du poisson au bleu, des coulis de racines, et de la pâtisserie à l’huile. L’observance exacte de carême donnait lieu à un plaisir qui nous est inconnu ; celui de se décarêmer, en déjeunant le jour de Pâques. En y regardant de près, les éléments de nos plaisirs sont la difficulté, la privation, le désir de la jouissance. Tout cela se rencontrait dans l’acte qui rompait l’abstinence ; et j’ai vu deux de mes grands oncles, gens sages et braves, se pâmer d’aise au moment où, le jour de Pâques, ils voyaient entamer un jambon ou éventrer un pâté. Maintenant, race dégénérée que nous sommes ! Nous ne suffirions pas à de si puissantes sensations.

 

J’ai vu naître le relâchement ; il est venu par nuances insensibles. Les jeunes gens, jusque à un certain âge, n’étaient pas astreints au jeûne ; et les femmes enceintes ou qui croyaient l’être, en étaient exemptées par leur position ; et déjà on servait pour eux du gras et un souper qui tentaient violemment les jeûneurs. Ensuite, les gens faits vinrent à s’apercevoir que le jeûne les irritait, leur donnait mal à la tête, les empêchait de dormir. On mît ensuite sur le compte du jeûne, tous les petits accidents qui assiègent l’homme à l’époque du printemps, tels que les affections vernales, les éblouissements, les saignements de nez et autres symptômes d’effervescence qui signalent le renouvellement de la nature. De sorte que l’un ne jeûnait pas, parce qu’il se croyait malade, l’autre parce qu’il l’avait été ; et un troisième parce qu’il craignait de le devenir ; d’où il arrivait que le maigre et les collations devenaient tous les jours plus rares.

Ce n’est pas tout : quelques hivers furent assez rudes, pour qu’on craignît de manquer de racines ; et la puissance ecclésiastique elle–même se relâcha officiellement de sa rigueur, pendant que les maîtres se plaignaient du surcroît de dépenses que leur causait le régime du maigre, que quelques-uns disaient que Dieu ne voulait pas qu’on exposât sa santé, et que les gens de peu de foi ajoutaient qu’on ne prenait pas le paradis par la famine. Cependant le devoir restait reconnu ; et presque toujours on demandait aux pasteurs des permissions qu’ils refusaient rarement, en ajoutant toutefois la condition de faire quelques aumônes pour remplacer l’abstinence.

Enfin, la Révolution vint, qui, remplissant tous les cœurs de soins, de craintes et d’intérêt d’une autre nature, fît qu’on n'eut ni le temps, ni l’occasion de recourir à des prêtres, dont les uns étaient poursuivis comme ennemis de l’Etat, ce qui ne les empêchait pas de traiter les autres de schismatiques. A cette cause, qui heureusement ne subsiste plus, il s’en est joint une autre non moins influente. L’heure de nos repas a totalement changé : nous ne mangeons plus aussi souvent, ni aux mêmes heures que nos ancêtres ; et le jeûne aurait besoin d’une réorganisation nouvelle. Cela est si vrai que, quoique je ne fréquente que des gens réglés, sages et même assez croyants, je ne crois pas avoir trouvé, en vingt-cinq ans, hors de chez moi, dix repas maigres et une seule collation ».